Sélectionner une page
De Monsieur Gallet à Monsieur Charles: enquêtes en images

Lorsqu’en 1931, Simenon opère, à grands coups de publicité, le lancement de ses premiers Maigret, il n’attache pas seulement de l’importance au côté “marketing et retombées médiatiques” que peut avoir le fameux Bal anthropométrique. Mais il veut plus: il propose à Fayard de se démarquer des productions alors en vogue, et il obtient de son éditeur que ses premiers romans sous patronyme paraissent avec une image en noir et blanc, photographiée et montée par les “spécialistes” du temps; en particulier, il entre en contact avec André Vigneau, un “peintre et brillant photographe”, selon les mots de Michel Carly, qui a consacré aux Maigret un très joli ouvrage édité par les soins des Amis de Georges Simenon en 2011 (Les Secrets des «Maigret»). Vigneau sera l’auteur des photographies pour Le Pendu de Saint-Pholien, Monsieur Gallet, décédé, Pietr le Letton, Le Charretier de la “Providence”, La Tête d’un homme, Le Chien jaune. Si Simenon n’est pas l’inventeur, au strict sens du mot, de la couverture photographique, il a néanmoins compris d’emblée l’impact de ce “nouveau style” sur le lecteur, acheteur potentiel. Mise en scène dramatisée, accentuée par le noir-blanc, référence au cinéma, qui doit donner envie d’ouvrir le livre pour y trouver dans le texte ce qui correspond à l’image. Le poids des mots, le choc des photos, déjà…

Au vu de cela, on peut imaginer que Simenon attache une importance certaine aux couvertures de ses romans, et qu’il ne va donc pas négliger cet aspect au fur et à mesure des éditions et des rééditions. C’est ce qu’attestent les courriers échangés avec ses éditeurs, comme Michel Carly nous le montre dans son ouvrage.

Il nous paraît donc légitime de nous pencher sur les illustrations des romans Maigret, en langue française ainsi que dans les autres langues, et de voir comment les éditeurs et les illustrateurs ont opéré leur choix, quels sont les critères retenus pour donner envie au lecteur d’ouvrir le roman. Que retient-on du titre, ou de l’intrigue, pour illustrer une couverture ? Quel est le choix le plus fréquemment opéré pour tel titre donné ? Comment le titre en lui-même influence-t-il ce choix ? Quels indices textuels l’illustrateur utilise-t-il ? Que nous disent ces choix sur la connaissance qu’a l’illustrateur (ou son commanditaire) du livre lui-même et du monde de Maigret ? Autant de questions auxquelles nous allons essayer modestement de répondre, sans prétendre ni à l’exhaustivité, ni à la science parfaite…

Pour illustrer notre propos, nous avons donc effectué un choix parmi les milliers d’images que nous avons recensées pour les éditions des Maigret. Il s’avère que parfois les illustrations des couvertures sont plutôt arbitraires, dans le sens où le contenu de l’image ne correspond à rien de précis dans le texte du roman. Autrement dit, le choix de l’illustration se fait selon un autre ordre d’idée, qui est de donner sur la couverture une notion “d’atmosphère”, si on ose encore ce mot presque galvaudé à propos de l’œuvre simenonienne. Ainsi, certaines éditions ont choisi d’illustrer leurs couvertures par une photo en noir et blanc, recréant l’ambiance du temps où se déroulent les enquêtes de Maigret, sans pour autant que l’illustration en question reprenne forcément un élément de l’intrigue. C’est le cas par exemple de l’édition allemande Diogenes, et cela n’enlève rien à la bienfacture de ces couvertures. Il peut arriver parfois que certaines de ces couvertures évoquent tout de même l’intrigue concernée, mais ce n’est pas systématique. Parfois aussi, la couverture évoque plutôt un décor, assez vague, qui pourrait se rapporter au décor du roman, mais pourrait tout autant être utilisé pour un autre roman sans autre forme de procès. Enfin, certaines éditions ont choisi de poser sur leur couverture un élément qui rappelle le monde de Maigret, mais qui n’est pas forcément lié au roman concerné. Nous focaliserons donc notre étude sur les couvertures dont les illustrations permettent des comparaisons signifiantes, des recoupements, des analyses sémantiques pertinentes pour notre propos.

Si l’on parcourt les différentes éditions des romans Maigret, et qu’on cherche à classer celles-ci selon des critères d’illustration, on se rend compte que l’on peut opérer d’emblée un premier tri, lié au choix éditorial: en effet, soit l’illustration de la couverture porte sur une représentation “individuelle” du roman en question, autrement dit on illustre une scène tirée du roman (et nous verrons plus loin quels sont les éléments choisis dans cette scène); soit on privilégie l’aspect “collection” (et ceci ne sera évidemment possible qu’à partir du moment où un certain nombre de romans auront paru), et on garde la même illustration de base pour toute la série. Cette deuxième manière de faire présente évidemment moins d’intérêt dans le cadre de cette étude, et nous avons donc choisi de laisser de côté ces couvertures, qui, pour intéressantes qu’elles soient en elles-mêmes, ne permettent pas les comparaisons que nous voulons mener.

Relevons cependant que ce choix éditorial de la “collection”, avec un thème unique pour tous les volumes, est bien moins fréquent que le choix des variations, que celles-ci portent sur l’illustration dans son ensemble, ou sur un détail qui permet de différencier et de singulariser un volume par rapport à un autre. L’illustration “unique” reprend généralement le même symbole de base, à savoir l’incontournable pipe, référence à la fois à l’auteur et à son personnage. S’y ajoute parfois une silhouette “à chapeau”, également attribuable au romancier et au commissaire, dans une sorte de dédoublement ou de confusion, dont l’auteur s’est parfois laissé faire complice…

Lorsque ni pipe ni silhouette ne sont utilisées, on a recours à un autre signe qui permet d’identifier la collection, comme par exemple le nom du héros, avec un graphisme récurrent. D’autres fois, c’est le visage d’un interprète célèbre du commissaire qui apparaît en thème; la figure de Jean Gabin, ou une sorte d’avatar de celle-ci, est souvent utilisée. On trouve aussi des séries avec une photo du visage du romancier.

Mais cette façon de faire n’est cependant pas la plus fréquemment utilisée. Même lorsqu’une collection complète est éditée, on a en général recours au procédé de la différenciation entre les volumes. Ceux-ci ont alors chacun une couverture différente et unique, mais qui comporte un signe identificateur de la collection, consistant le plus souvent dans le graphisme et l’aspect général de la mise en page, avec parfois un détail récurrent d’un volume à l’autre.

Certaines éditions ont préféré un autre choix: ainsi la maison danoise Carit Andersen orne les couvertures de sa collection avec des photos tirées des trois films tournés avec Jean Gabin, tandis que la maison allemande Heyne a choisi des images de la série télévisée avec Rupert Davies. Il s’ensuit que ces images ne correspondent pas souvent au contenu du roman, à quelques exceptions près. L’illustrateur Ferenc Pinter, dans sa première série dessinée pour Mondadori, utilise l’image de l’acteur Gino Cervi, auquel il adjoint chaque fois un petit dessin qui reprend un thème du roman.